La cuisine française a-t-elle perdu ses étoiles?



Depuis toujours, c’était la meilleure du monde. Confite dans son triomphalisme, la cuisine française a oublié que ce rang se méritait, accuse un critique gastronomique américain.


Repli sur soi, perte d'audace, absence de vision sur l'extérieur, haute conception d'elle-même, marque de mépris pour ce qui émerge en dehors d'elle, déconnexion devant les mouvements planétaires, nostalgie rance pour sa grandeur passée... Il en va de la gastronomie de la France comme de sa diplomatie : sa réputation bat de l'aile (et de la cuisse).
Etouffée dans le feu de l'histoire en marche, la France n'est plus qu'un petit pays qui, en plus de pleurer la perte de son image gaullienne de grande puissance, voit lui échapper l'une de ses plus grandes fiertés nationales : sa cuisine, son trésor patrimonial, son étendard prestigieux qui ne fait plus vibrer grand monde. Plus même les critiques gastronomiques étrangers qui, à l'instar de Michael Steinberger, journaliste spécialisé pour le Financial Times,le New Yorker, le New York Times Magazine et le site Slate, constate que la cuisine française est un "chef-d'oeuvre en péril"* Plus même les critiques hexagonaux qui comme Aymeric Mantoux et Emmanuel Rubin, auteurs duLivre noir de la gastronomie française**, dénoncent les travers et les dérives d'un savoir-faire.
"Dans certains villages et villes de France, il faut aujourd'hui lutter pour trouver ne fût-ce qu'une miche de pain convenable", nous confie le critique Michael Steinberger devant le petit café sans goût d'une célèbre brasserie parisienne de Montparnasse. Pour cet Américain, rien ne va plus dans les assiettes françaises qui lui ont pourtant procuré ses plus grandes joies, au point d'en faire son métier. Son livre suit son voyage sur les routes de France à la rencontre de producteurs de fromages, de viticulteurs, de cuisiniers pour saisir les raisons de cette déchéance.
Le soufflé est retombé
En préambule, il se souvient avec malice que, "par une soirée un peu trop chaude de septembre 1999", il avait échangé avec le chef du Crocodile à Strasbourg, Emile Jung, "sa femme contre du foie gras de canard",accompagné d'écailles de truffe en croûte de sel et d'un baeckeoffe de légumes. Un pur délice qui méritait le sacrifice de l'amour ! Une manière de dire qu'il prend très au sérieux la question du goût, comme si elle était pour lui "sa raison de vivre" autant que sa raison d'aimer. Nulle part ailleurs qu'au milieu d'un restaurant français, Steinberger dit ne pouvoir "gémir d'extase" à ce point.
Avec le temps, l'extase s'est tue. Le soufflé est retombé. Derrière l'écran (de fumée) des grandes stars des fourneaux, omniprésents dans les médias, y compris dans les émissions culinaires en vogue à la télé (Christian Constant, Thierry Marx, Jean-François Piège dans Top Chef, Yves Camdeborde et Frédéric Anton dans Masterchef), la cuisine française végète, tiède, triste, normalisée.
Les grandes figures de la gastronomie - avec Alain Ducasse en master modèle - sont pour beaucoup devenues de purs businessmen de la casserole, ambassadeurs d'une cause qui dérive d'une pratique culturelle vers la promotion d'une industrie du "luxe" hexagonal. Désubstantialisée, la cuisine n'est plus qu'une vitrine chic et chère.
Les vagues espagnole et scandinave ont pris le dessus
Longtemps défenseur de notre cuisine, Michael Steinberger reconnaît avoir, au gré de ses récents séjours hexagonaux pleins de désenchantements, rejoint la cohorte de mauvaises langues qui, depuis la fin des années 90, brocardent aux Etats-Unis notre réputation. Un article d'Adam Gopnik du New Yorker, "Is there a crisis in french cooking ?", dénonçait dès 1997 la gastronomie française, devenue "rigide, sentimentale, ennuyeuse et incroyablement onéreuse".
En 2003, le New York Times Magazine avançait que l'Espagne, grâce à sa fameuse "nueva cocina" - expérimentale, inventive -, avait supplanté la France comme première nation culinaire du monde. Le nouveau Bocuse s'appelait Ferran Adrià (chef d'El Bulli) et pratiquait la cuisine moléculaire.
Depuis, la vogue espagnole a fait place à la vague scandinave : le récent Bocuse d'or, récompense prestigieuse remise fin janvier à Lyon, a couronné trois chefs nordiques sans qu'aucun Français n'apparaisse dans le trio. Une première. Marginalisée, la France s'accroche à l'idée qu'elle se fait de sa grandeur. Nostalgie et tradition. Exemple : en novembre dernier, le "repas gastronomique des Français" a été inscrit au patrimoine immatériel de l'humanité par un comité intergouvernemental de l'Unesco. La grande affaire ! Pour la première fois, une gastronomie nationale figure ainsi au patrimoine de l'humanité.
Légitime ou ridicule, cette inscription est symptomatique d'une panique nationale : le besoin vital de reconnaissance de son identité. Avec la gastronomie, la France s'invente un pur "objet de mémoire", qu'il faudrait préserver des attaques extérieures et protéger contre les évolutions des temps présents. Combat d'arrière-garde ou appel à résister aux dérives contemporaines de l'industrie agroalimentaire et de la "malbouffe" généralisée ?
La France, un pays mangeur de burgers et de pizzas
Michael Steinberger, toujours refroidi devant son café trop aqueux, rappelle que "la France est devenue le deuxième marché du monde pour l'entreprise McDonald's, devancée seulement par le pays à qui la planète doit le fast-food". Un pays dévoreur de burgers mais aussi de pizzas, dont la consommation atteint chez nous des records. Sans juger les raisons sociales et financières - repas bon marché, manque de temps - qui expliquent cet attrait, le critique américain regrette la fermeture croissante des cafés mais aussi "la baisse de qualité des produits qui ont longtemps formé la colonne vertébrale de la cuisine française : les viandes, les volailles, les fruits et les légumes impeccables".
Dans son livre, il consacre un chapitre entier au mystère des camemberts au lait cru qui ont quasiment disparu au profit des fromages au lait pasteurisé, moins savoureux. "Ils ne représentent plus que 10% de la production totale en France", regrette-t-il. Une dérive en partie liée à l'industrialisation de l'agriculture et aux normes hygiéniques imposées par l'Union européenne. Mais qui, selon lui, n'émeut personne. D'où son trouble : les Français auraient perdu le goût de leur excellence.
Pour nos plus hauts représentants de la gastronomie, un combat s'est pourtant engagé. Le 1er février, Guy Savoy, Thierry Marx, Anne-Sophie Pic, Joël Robuchon, Alain Ducasse, Alain Dutournier, Michel Guérard, Yannick Alléno, Gilles Goujon, Laurent Petit et Marc Haeberlin ont inauguré un Collège culinaire de France qui devra promouvoir les intérêts de la cuisine française auprès des politiques, exiger des moyens financiers, défendre les producteurs et les bons produits, favoriser la formation et l'éducation...
Bien que corporatiste, cette initiative souligne une prise de conscience sur les enjeux d'une cuisine perdue dans les affres de la mondialisation. Les débats houleux qui opposaient à la fin des années 90 les grands chefs (Gagnaire, Troisgros et Bras contre Ducasse et Robuchon) sur la manière de s'inscrire dans la mondialisation ou de se maintenir à l'abri des évolutions planétaires au nom du respect de l'identité semblent désormais dépassés. Aujourd'hui, la cuisine française n'a pas d'autre choix que de se réinventer.
La déploration, autant que son revers, la glorification, tient à une dimension culturelle bien ancrée : la passion que le pays déploie dans son rapport à la cuisine, en dépit des renoncements que dénonce Steinberger. L'historien Alain Drouard soulignait dans un récent essai, Le Mythe gastronomique français***, combien la gastronomie relevait d'une fable nationale, depuis les chroniques des premiers gastronomes Grimod de la Reynière et Brillat-Savarin au début du XIXe siècle jusqu'aux querelles de spécialistes des guides actuels (Michelin, Omnivore, Fooding...). Plus qu'ailleurs, la gastronomie occupe une place centrale dans le débat public ; plus qu'ailleurs, on s'entre-déchire sur les objets du goût et du dégoût.
Si ce mythe abrite des zones d'ombre, en particulier sa tendance à l'autocélébration et au triomphalisme usurpé, il pourrait paradoxalement nous sauver. Michael Steinberger a l'honnêteté de mesurer les nouveaux frémissements qui gagnent nos cuisines : l'émergence de la "bistronomie" (une cuisine mêlant modestie et ambition), l'apparition de jeunes chefs inventifs, le renouveau de la critique gastronomique, la recherche de nouveaux goûts, la vigilance sur la qualité des produits bio redonnent une vitalité à la gastronomie française.
Le voyage de Steinberger s'achève sur un banc parisien de la place Saint-Sulpice, lieu d'un réveil gustatif : le critique y dévore le "2 000 feuilles" du pâtissier Pierre Hermé après avoir avalé la salade niçoise de Camdeborde, table voisine. On devine dans la description de ses "bouchées bienheureuses" que les frissons culinaires déjouent le péril qui plane par-dessus nos assiettes. Mythe écorné, la cuisine française n'est pas un mythe éteint.
Jean-Marie Durand
*La Cuisine française, un chef-d'oeuvre en péril de Michael Steinberger (Fayard), 292 pages, 19,90 euros **Le Livre noir de la gastronomie française d'Aymeric Mantoux et Emmanuel Rubin (Flammarion), 300 pages, 19 euros ***Le Mythe gastronomique français d'Alain Drouard (CNRS Editions, 2010), 160 pages, 17 euros

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